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Visages - Chanter pour exister
By Lamiaa Al-Sadaty
Al-Ahram Hebdo
August 5, 2007
L’interprète-compositeur Kamilya Jubran continue à chanter en arabe, prolongeant la durée de vie de sa culture palestinienne. La musicienne vivant à Berne est née en Galilée, c’est tout le chemin entre ses deux villes qui a forgé sa personnalité. Elle vient de donner deux concerts au Caire.
Chanter pour exister
Déchirement, dépaysement, tristesse, amertume ... Sa tenue sobre ainsi que sa manière de se comporter laissent deviner les sentiments qui la rongent. Or, elle cherche à les dissimuler derrière un petit sourire passager qui se dessine de temps à autre sur ses lèvres. Kamilya Jubran n’est pas facile à cerner. Toujours vêtue en noir, reflétant une allure terne, elle semble préférer donner la parole à seule sa musique. Mais d’où fusent ses impressions ? « Déchirement ? Non ! Ce n’est pas du tout mon cas. J’ai le cœur palestinien, mais je suis israélienne de naissance. Le passeport israélien n’est qu’un moyen qui me permet de me déplacer facilement dans le monde, mais il constitue par ailleurs un obstacle pour la plupart des voyages au sein du monde arabe, excepté l’Egypte et la Jordanie », souligne Kamilya, réfutant toute allusion à ce que l’on appelle « un état de coexistence ». Les yeux brillants, elle se souvient de la première fois où elle a quitté son pays à destination des Etats-Unis pour effectuer une tournée dans plusieurs villes américaines avec la troupe arabe Sabreen (fondée en 1982). « C’était en 1989, j’ai connu un vrai choc des civilisations. Pourtant, j’en ai retenu plusieurs leçons. Par exemple, j’ai appris comment il faut être organisée tout en s’intéressant aux détails les plus futiles et comment chanter devant un public assez mélangé, provenant de tous bords », explique-t-elle. Et de continuer : « Le plus grand choc de ma vie a été cependant ma première visite en Egypte. J’ai compris ce que c’était de vivre sa propre vie, ce que signifie avoir une identité propre, pratiquer sa langue et savourer sa propre culture ». Evidemment, elle est triste de ne pas pouvoir « vivre sa propre vie » dans son pays natal, la Palestine. Kamilya Jubran s’est habituée, tout au long de son enfance, à voir des parents malheureux. Vivre la nakba (la catastrophe) de 1948 et la création de l’Etat hébreu qui jetait, aux portes de ses nouvelles frontières, des milliers de Palestiniens, n’étaient pas des vérités faciles à assimiler.
Née à Akka, en Galilée, en 1963, Kamilya a grandi à Rame, au chevet d’Haïfa, dans une « nouvelle » maison construite par son père. Bercée par les champs d’oliviers et le soleil, elle a été surtout nourrie par les mélodies de Abdel-Wahab, Zakariya Ahmad, Al-Sonbati ... des compositeurs que son père, luthier et joueur de oud, admire beaucoup. Elle a fait connaissance, avec son frère aîné Khaled, des cantiques des messes byzantines de l’église du village sans être éloignés d’une culture islamique véhiculée par les musiques des pays voisins tels l’Egypte, la Syrie, la Turquie, l’Iran ... De même, il y avait toujours les cantilations du Coran dont son père raffole. Grâce à la radio Sawt Al-Arab (la voix des Arabes), elle a découvert les chansons engagées de l’Egyptien Cheikh Imam et des Libanais Marcel Khalifé, Khaled Al-Haber ou Ahmad Kaabour. « A 15 ans, je posais déjà des questions sur le pourquoi de la situation dans laquelle on vivait et le genre de musique que je voulais jouer ». Faire de la musique n’était donc pas une décision, un choix, mais plutôt une évidence. Mais que faire si en Israël, il n’y a pas d’écoles pour étudier la musique arabe ? En effet, le problème dépassait les frontières d’Israël. « Dans les années 1980, je ne pouvais aller nulle part pour étudier la musique orientale. Il nous était interdit d’entrer dans les pays arabes, en tant qu’Arabes israéliens ». Cela dit, elle n’a pas eu le choix et était contrainte de faire des études d’assistance sociale à l’Université hébraïque. La musique était désormais pour elle comme la cause palestinienne : une partie inhérente de sa vie.
Installée à Berne depuis 2002, elle avoue avoir le mérite de juger objectivement les circonstances en Palestine. « Je ne comprends pas ce qui se passe entre le Hamas et le Fatah. Tout ce que je peux dire, c’est que l’on a perdu le focus, le chemin qu’on avait à faire ensemble à cause de certains groupes œuvrant pour leurs propres intérêts. On est sous une occupation, l’on continue cependant à commettre des erreurs aggravant de plus en plus la situation », annonce-t-elle sur un ton amer. Toutefois, l’on s’interroge comment parvient-elle à s’adapter dans un environnement très différent du sien, où même les quelques bribes de sa culture n’existent plus ? « Berne, c’est ma deuxième ville après la Galilée. C’est la ville d’inspiration, de contact avec les gens. Je me sens chez moi à Berne parce que j’y suis arrivée dans l’intention de vivre en harmonie ». Les sentiments de dépaysement n’ont-ils pas de place dans son cœur ? « Mais j’étais aussi étrangère à Jérusalem ! ». La musique semble être ainsi toujours un abri, une évasion, ou peut-être un moyen de défoulement.
Arrivée à Berne les bras ouverts à l’expérimentation, elle avait toujours soif de comprendre des styles différents. Une raison pour laquelle elle a collaboré à deux projets, Mahattat (stations) et Wamid (étincelle) avec le Suisse Werner Hasler, joueur de musique électronique. « La différence culturelle est très enrichissante. Je ne comprends pas comment fonctionnent les instruments électroniques, je n’ai pas cette culture européenne. J’admire l’acoustique et Hasler m’a permis de pénétrer un monde un peu lointain, de retrouver des modes d’expression différents. On se rapproche sans céder à l’essentiel ». L’essentiel est sans doute de garder chacun sa propre identité. Hasler lui-même explique dans quelle mesure le travail avec une artiste arabe qui joue de la musique orientale peut être fructueux : « Je n’ai pas étudié la musique arabe, je l’ai apprise de Kamilya. Cela a influencé ma façon de penser, m’a appris une autre manière de traiter les gammes et de saisir l’échange avec l’autre sans tomber dans l’exotisme ». Le public, quant à lui, reçoit différemment leurs expériences. En Europe comme en Egypte, il y a ceux qui n’aiment pas ce genre de musique parce qu’il détruit la pureté de la musique arabe ou parce que ce n’est pas tout à fait électronique ... Tout dépend de la culture et du goût. « Et aussi de son âge ! », ajoute Kamilya Jubran, précisant : « Mon père n’apprécie pas ce genre de musique. Il m’a dit, une fois que j’ai voulu savoir son opinion, qu’il n’a pas d’oreilles pour cette musique. Alors que lorsque je chante Oum Kalsoum, il me dit : Ah ! ça c’est de la musique ! ». Regrette-t-elle ? « Ma mère, quant à elle, se donne l’occasion de poser des questions, de critiquer ». Il est évidemment difficile d’être issue d’une famille mélomane ! L’on se pose, d’ailleurs, comment son frère aîné Khaled Jubran, joueur de luth oriental et de bouzoq et fondateur du Centre Urmawi pour la musique du Machreq, à Jérusalem, perçoit-il sa musique ? « Il faut aller lui poser la question. On partage tous les deux le même fond musical, mais on adopte des tendances musicales qui sont tout à fait différentes. A chacun sa façon, ses idées et son chemin », explique-t-elle, en soulignant qu’elle apprécie beaucoup l’idée de compositions pures qu’il a réalisées dans Mazamir.
Kamilya Jubran a résumé son parcours à travers Mahattat (stations), un projet de 3 phases : l’enfance et l’influence du répertoire arabe classique, le travail avec la troupe palestinienne Sabreen qu’elle considère comme une période introspective où les questions s’accumulaient, et enfin l’expérimentation où les questions persistent encore. « Avec Sabreen, les mots étaient symboliques et transparents, évitant les slogans. On choisissait des mots en rapport avec les émotions humaines », déclare-t-elle dans la presse. Avec Warner Hasler, l’expérimentation est un choix sans condition. Ainsi s’est-elle permise de donner libre cours à « toute sa folie ». L’engagement, selon elle, ne peut pas être exclusivement politique. Il est avant tout humain : il faut être honnête quant à ses choix. Le luth oriental sur les genoux, sur scène, elle psalmodie des poèmes arabes selon son cœur, et Hasler, sur le synthétiseur, intervient pour élaborer une fusion entre l’acoustique et les échantillons sonores enregistrés.
« Je veux être porteuse d’un message simple : il y a toujours ce peuple, cette culture, cette histoire que l’on a tellement voulu éliminer, mais elle est toujours là et elle le restera ». Mais, est-ce si simple que0 ça ? « Qu’est-ce qu’on fait alors ? Il faut croire que la vie continue et que l’on arrivera à réaliser nos rêves autant que possible ».