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L'Orient remixé

By Eliane Azoulay
Télérama n° 2928 - 22 février 2006
http://musique.telerama.fr

Photo of Kamilya Jubran and Werner Hasler

Kamilya Jubran et Werner Hasler: une atmosphère à la fois minimaliste, moderne et orientale.


 

 

 

 

La chanteuse palestinienne Kamilya Jubran, en duo avec Werner Hasler, perpétue les traditions orientales avec des compositions électroacoustiques.

Ils sont deux sur scène. Elle, douce brune au sourire carmin, son oud dans les bras pour accompagner ses arabesques haut perchées qui s'étirent en jouant du cri, du murmure, du silence. Lui, grand brun aux cheveux ras, penché sur son clavier d'où s'échappent de légères syncopes électro qui virent parfois, en arrière-plan, à la frénésie techno. Leur parti pris est exigeant, radical, d'un minimalisme très moderne et pourtant fortement ancré dans les traditions orientales. Cela tient de la prière, de la quête, comme de la poésie ou de la comptine: c'est sensuel, concentré, sans fioritures, une danse intérieure en ondulations volatiles qui invitent à la rêverie.

Kamilya Jubran et Werner Hasler se sont rencontrés en mai 2002 à l'occasion d'une résidence à Berne. Lui venait du jazz et avait envie d'expérimenter, sur un support électronique, des sons auparavant explorés à la trompette. Elle sortait d'une longue collaboration avec le groupe de rock arabe Sabreen, rencontré en 1982 à Jérusalem, où elle préparait un diplôme d'assistante sociale.

Kamilya est palestinienne, de nationalité israélienne, a grandi à Rameh, en Galilée, à mi-chemin entre Saint-Jean-d'Acre et Tibériade. Lorsque éclate la guerre de 1967, elle a 4 ans et se met à chanter Oum Kalsoum: une cassette en témoigne avec, en bruit de fond, le vrombissement des avions qui la terrorisait. « A la maison, raconte-t-elle, il y avait tout le temps de la musique. Mon père fabriquait des ouds et des cithares qanoun, instruments devenus très rares chez nous car, à partir de 1948, les frontières avec les pays arabes avaient été fermées. Avec son groupe d'élèves, il sillonnait les fêtes des environs et me permettait parfois de l'accompagner. Il m'a enseigné les notes, les gammes, les intervalles, mais c'est toute seule que j'ai commencé à jouer du oud et du qanoun. Pour apprendre de nouvelles chansons, nous écoutions la radio : nous étions de fidèles auditeurs de l'émission égyptienne La voix des Arabes . »

Elevée dans une famille orthodoxe d'origine grecque, la petite Kamilya a été bercée par les messes byzantines de l'église de son village. Tout en « baignant dans une culture islamique » véhiculée par les musiques de l'Egypte, de la Syrie ou du Liban voisins, ou celles venues de l'Orient plus lointain, iranien, turc ou indien, sans compter les cantilations du Coran dont son père raffole, et dont les scansions irradient son travail.

Même si elle ose à peine se l'avouer car elle se sent « encore en pleine recherche », Kamilya Jubran a l'âme d'une compositrice. Le premier déclic date probablement de l'adolescence, lorsqu'elle décide de se démarquer du glamour façon Oum Kalsoum et s'enflamme pour la chanson engagée venue du Liban (Marcel Khalifé) ou d'Egypte (Cheikh Imam), qui s'appuie sur les poètes résistants comme Mahmoud Darwich.

Avec le groupe Sabreen, mené par un fan des Beatles, des Rolling Stones et de Deep Purple, elle devient, à son tour, à 19 ans, l'interprète de couplets ancrés dans la réalité politique. D'abord sur fond de batterie et de guitares électriques, puis sur des instruments orientaux qui suscitent l'enthousiasme lors de tournées effectuées dans les centres culturels et les écoles. « Notre public était principalement palestinien, même si quelques Israéliens s'intéressaient à notre musique, mais c'était assez rare car il n'y avait pas assez de confiance et de liberté d'esprit, sauf entre amis et gens qui se connaissaient par ailleurs. Comme nous évitions de chanter les slogans, les clichés, les mots violents et cinglants, nous n'avons pas eu de problème de censure, mais d'autres artistes qui avaient un message plus direct ont vu leurs cassettes confisquées, certains ont même été emprisonnés. »

Enfant, Kamilya était une fan du « Bonne nuit les petits » de Nounours, Pimprenelle et Nicolas, découvert via la télévision jordanienne. De cette époque date un coup de foudre pour la langue française qui est probablement à l'origine de son désir d'ailleurs. Il se concrétisera en 1997 par l'obtention d'une bourse d'études à l'Alliance française de Paris. Un an plus tard, à l'occasion d'une collaboration à un enregistrement du groupe marseillais de rap IAM – jamais paru –, elle signera enfin sa première composition, Ghareeba (c'est-à-dire « étrangère »), à partir d'un poème de Khalil Gibran. Cette chanson sera d'ailleurs le point de départ du travail amorcé en Suisse, en 2002, avec les sons électro de Werner Hasler.

« J'aime cet échange avec Werner, car je me sens libre tout en étant enfermée dans les structures que j'ai créées avec lui. Le fait qu'il n'ait aucun a priori sur la musique arabe m'a beaucoup aidée, car je redoutais de tomber dans les pièges de l'exotisme. En général, nous partons d'une idée assez brute de chanson, que je lui soumets. Lui y travaille de son côté, puis nous la reprenons ensemble en ayant soin de laisser les choses mûrir. Nous venons de cultures si différentes que la collaboration musicale est parfois compliquée, mais ça ne l'empêche pas d'être d'une rare intensité. »

De ces échanges électroacoustiques en terre helvète est né un premier album enregistré en autoproduction, en 2004. Il n'est pas du tout à la hauteur de ce que le duo propose actuellement sur scène, mais son titre, Wameedd <, « l'étincelle », « la lueur », dit bien le travail sur les mots, étirés, suspendus, accélérés, qui s'articule sur la poésie arabe contemporaine : celle du Libanais Paul Shaoul (« torturé par la guerre civile »), celle de la Syrienne de Paris Aïcha Arnaout, aux méditations introspectives, celle de l'Irakien de Berlin Fadhil Al-Azzawi, qui « se révolte, crie, essaie de réveiller les consciences », ou celle de la réalisatrice jordanienne Sawsan Darwaza, qui « m'a donné ses écrits d'amour ».

Aujourd'hui, Kamilya Jubran vit entre Paris, où elle a « un pied-à-terre », Berne, « la ville qui a été si généreuse avec moi », et Jérusalem, « où je vais souvent voir ma famille et mes amis ». De la victoire du Hamas aux élections palestiniennes, intervenue la veille de cette interview parisienne, elle dit qu'elle est « très attristée mais pas du tout surprise. Après la dégringolade des grands rêves que nous avons tous faits pendant le processus de paix, tout cela était hélas prévisible. J'espère seulement que, de cette situation extrême, naîtront de nouvelles ouvertures prometteuses pour l'avenir ».

Depuis qu'elle a renoncé à « avoir peur » et s'est donné le droit de laisser éclore ce qui bouillonne en elle, rien ne semble devoir freiner son élan créatif. La voici donc sur plusieurs projets en même temps : un documentaire sur son père avec une réalisatrice suisse ; l'accompagnement musical, en live, d'Atteinte de lucidité, un one-woman-show sur les déchirements, voire la schizophrénie, d'une femme artiste en pays arabe (1) ; et un nouveau répertoire en grande partie déjà composé, qui ne se cantonnera pas, cette fois, au duo avec Werner Hasler. Une artiste est née. Son envol ne fait que commencer.

(1) Le spectacle a été présenté à la mi-février à Berne, puis ira en Jordanie et en Tunisie, avant de revenir à Zurich en août.

A ECOUTER: Wameedd, 1 CD Unit Records, distr. Abeille.

CONCERT: Kamilya Jubran et Werner Hasler, en tournée du 1er au 30 mars: à Toulouse, Saint-Pierre-des-Corps, Rouen, Aulnoye, Montreuil, Lille,

Boulogne-sur-Mer, Achères, Le Havre…